Doppler, roman d'Erlend Loe
En janvier 2008 sortait Into the wild le film de Sean Penn inspiré de faits réels. Il retraçait le parcours d'un jeune homme américain qui avait décidé de quitter le confort et le conformisme d'une famille aisée, aimante mais étouffante pour tracer la route et essayer de mettre fin à sa déroute.
J'étais sorti quelque peu perplexe de la salle obscure devant cette tentative de retour à la nature où la crise existentielle avait des allures de fuite du réel.
Certes le personnage principal avait de quoi séduire avec son refus du consumérisme nourri par la lecture assidue de Thoreau et Tolstoï. Ses rencontres avec des céréaliers, des hippies ou cet ancien militaire qui travaille le cuir dans son garage avaient toutes quelque chose de touchant mais au bout du compte derrière la soif de rejoindre l'Alaska sauvage se profilait pour moi un idéalisme naïf, paradoxalement égotiste qui ne permet pas de mettre un terme aux injustices de ce monde.
Avec Doppler on retrouve en partie cette thématique du désir d'en finir avec un monde fait d'applications, de peur du qu'en-dira-t-on, où la seule "aventure" qui se présente est la rénovation de sa maison entre deux repas pétris de conventions chez l'un ou l'autre de ses amis mais la forme est quelque peu différente !
Doppler avait "graduellement instauré une distance de plus en plus exponentielle" entre lui et les gens autour de lui, faisait "preuve de dilettantisme au travail et sans doute aussi à la maison". Mais après être tombé sur la tête lors d'une chute à vélo dans la forêt voisine, il décide de planter sa tente à moins de cinquante mètres des sentiers fréquentés par tous ces électeurs de droite qui tout en admirant le panorama sur la ville pour trouver la confirmation qu'ils habitent bien dans un des lieux les plus huppés de la capitale vont "spéculer intérieurement sur la manière dont ils vont spéculer financièrement". Une proximité qui lui permet de voir sans être vu, tout en restant proche de cette civilisation qu'il affirme vouloir fuir.
Certes il prétend remettre au goût du jour le troc, néanmoins il n'hésite pas lorsque la chasse et la cueillette ne suffisent plus à le nourrir, à piller les congélateurs des particuliers afin de pouvoir prolonger son isolement. Lorsqu'il décide de construire un totem surréaliste pour honorer la mémoire de ce père qu'il connaissait si mal et dont pourtant il a tant de mal à faire le deuil il vole sans vergogne les outils des fermiers. A l'inverse sommé par sa femme de revenir temporairement à la maison pour gérer les enfants pendant qu'elle s'offre un week-end à Rome, il fraternise avec le cambrioleur qu'il a surpris et lui distribue sans états d'âme son matériel hifi.
Tout le livre est jalonné de ces paradoxes qui suscitent tantôt l'hilarité tantôt la compassion, tantôt l'incrédulité tantôt la critique. Car Doppler a ceci de commun avec chacun de nous qu'il est comme dirait un ami la somme de ses contradictions.
Il tue une femelle élan mais domestique son petit qui devient selon ses besoins du moment son oreiller, son confident ou sa bête de somme. Doppler désire rompre avec l'ennui de sa vie passée mais installe très vite toute une série de rituels. On serait tenté de plaindre la femme de Doppler mise devant le fait accompli de la lubie de son mari qui l'oblige à assumer seule la charge de leurs deux enfants mais on reste perplexe devant les visites qu'elle rend de loin en loin au "marteau-pilon" , puis devant les différents ultimatums qu'elle lui adresse. Doppler annonce vouloir couper le lien avec ses enfants aux monomanies pathologiques mais il suit néanmoins leur éducation à sa façon fantasque et farfelue. Doppler affirme vivre seul mais finalement, bon gré, mal gré, recrée autour de lui et de son projet de totem une communauté de bras-cassésoù il fait figure d'éducateur pour ces nouveaux compagnons tous aussi azimuthés les uns que les autres.
Bref, si à l'instar du film Into the Wild la saga de Doppler ne fournit aucune solution réelle et réaliste pour en finir avec les errements de nos sociétés, elle fournit matière à rire, ce qui n'est déjà pas si mal en cette période qui s'y prête si mal.