Wim Delvoye, Emmanuèle Bernheim, Jean-Paul Sartre, Nabokov et l'intériorité du corps aimé

Publié le par muet_comme_un_carpe_diem



Wim Delvoye semble s'ingénier à mettre en regard des objets ou des notions aux antipodes les unes des autres. Ainsi, il applique des symboles héraldiques à une pelle, présente un caterpillar aux allures de cathédrale ou bien encore une bétonnière en bois sculpté qui évoque le mobilier ecclésiastique.

Outre le questionnement sur ce qui est prosaîque et ce qui est sacré, la subversion de Wim Delvoye l'amène à proposer une machine qui singe le système digestif de l'homme pour produire ni plus ni moins que des excréments à partir de plats cuisinés. Que dire de ses pastiches d'une célèbre marque de soda ou de ses porcs tatoués avec les motifs d'une marque luxueuse qui portent la critique de l'absurdité de notre société de consommation à une rare incandescence. Wim Delvoye montre que si l'on ne peut vendre la peau de l'ours avant de l'avoir tué il n'en va pas de même avec le porc puisque l'artiste élève à grand frais des porcs en Chine pour les tatouer selon sa fantaisie. La peau de ces porcs devant être vendue et encadrée (par association d'idée je repense à la truculence du film Le tatoué avec Jean Gabin et Louis de Funès où le peu scrupuleux gérant de galerie cherche à acheter la peau d'un ancien militaire qui porte un tataouage réalisé par Modigliani)

Il retrouve la démarche des ready-made de Marcel  Duchamp qui exposait un urinoir dans un musée en proposant des étuis aux lignes épurées qui confine à l'écrin pour des objets du quotidien tels que diables et autres arrosoirs.

Ses radiographies polissonnes de coït ou de fellations, ses vidéos qui filment la peau au plus près ne nous épargnant rien de la floraison peu ragoutante sont autant d'invitations à aller au plus près du corps. Wim Delvoye se situe-t-il dans la lignée des auteurs qui pensent que l'on devrait savoir tout aimer de l'autre sans dégoût ?

http://www.decitre.fr/gi/20/9782070413720FS.gifDans la même veine, si j'ose dire on relira le texte de Jacques Prévert "Elle disait" dans son recueil intitulé Imaginaires qui associe poèmes et collages. Il y  décrit ses impressions devant une vieille gravure montrant une planche de dissection "Horreur et splendeurs viscérales" "C'était pas tellement terrible et pas si laid, simplement cruel et vrai." et où il s'interroge sur le "monde intérieur" de l'autre fait d'urine, de merde, d'amour, de sang et des pieds à la tête et de la tête au coeur.

http://www.furet.com/media/catalog/product/cache/1/image/5e06319eda06f020e43594a9c230972d/i/467/9782253111467_1_75.jpgTout en revisitant le thème de l'homme invisible dans sa nouvelle Transparence incluse dans L'arbre des possibles, Bernard Werber développe lui aussi cette difficulté à affronter nos viscères : "Au fond, nous connaissons très mal notre organisme et nous ne voulons pas vraiment le connaître." Contraint de devenir une bête de foire en organisant des stiptease plus qu'intégral, cet homme transparent dont on peut observer les organes en direct trouvera néanmoins l'amour au sein de la troupe du cirque qui l'a recueilli.

Il y a dix ans maintenant, j'avais observé dans mon mémoire de maîtrise sur Emmanuèle Bernheim,  que le désir de vouloir s'approprier le corps de l'autre sain ou malade jusqu'à ses viscères qui anime la plupart de ses personnages dans ses trois premiers romans était fondé sur une dialectique entre une volonté de proximité amoureuse et une violence sousjacente liée à la peur de la fusion.

Lors d'un entretien la romancière m'avait confirmé que l'envie d'imaginer ce qui se passe à l'intérieur de l'autre parce qu'on l'aime comme Claire, l'héroïne de Sa femme rêve de pouvoir contempler l'appareil digestif de Thomas et regrette de ne connaître que sa peau lisse est une façon de le cerner, de le posséder.

On retrouve cette thématique chez Jean-paul Sartre. Intimité, une des nouvelles du recueil Le mur nous fait suivre une femme qui pense que l'"on devrait tout aimer d'une personne, l'oesophage et le foie et les intestins. Peut-être qu'on ne les aime pas par manque d'habitude, si on les voyait comme ils voient nos mains et nos bras peut-être qu'on les aimerait; alors les étoiles de mer doivent s'aimer mieux que nous, elles s'étendent sur la plage quand il fait soleil et elles sortent leur estomac pour lui faire prendre l'air et tout le monde peut le voir; je me demande par où nous ferions sortir le nôtre, par le nombril."

Chez Nabokov ce vampirisme amoureux va jusqu'à s'insurger contre la nature qui prive Humbert Humbert de la possibilité de retourner Lolita comme un gant  "pour pouvoir appliquer [sa]  bouche vorace sur sa jeune matrice, le nacre de son foie, son coeur inconnu, les grappes marines de ses poumons, de ses reins délicatement jumelés"

Au final il s'agit le plus souvent de juguler l'angoisse provoquée par l'altérité irréductible du partenaire et le sentiment amoureux. Du fétichisme au fantasme scoptophile, en passant par la pulsion sadique explicite dans Cran d'arrêt et implicite dans Sa femme et Un couple, les personnages des trois premiers romans d'Emmanuèle Bernheim cherchent à saisir l'être du partenaire. Maîtriser cette peur de la différence en surmontant tous les dégoûts, tous les obstacles, pour se maîtriser soi-même. Connaître l'être du partenaire pour réciproquement aller à la quête de soi.


Les artistes  et les romanciers  proposent parfois des thématiques  d'une inquiétante étrangeté !

Pour lire une liste d'expressions en rapport avec le corps qui vous expliquera sans doute pourquoi nous somatisons tous autant cliquez ICI

Pour élargir la réflexion je reproduis ci-dessous un autre article sur Emmanuèle Bernheim  rédigé en février 1998 pour le Monde libertaire (Sachant qu'aujourd'hui il faudrait en changer la fin  car Emmanuèle  Bernheim avait confié après sa publication que pour elle  si l'héroïne du livre  s'accorde cette aventure avec l'autostoppeur  de Vendredi  soir  ce n'était pas parce qu'elle angoissait de devoir s'installer avec son compagnon  mais au contraire parce que ce déménagement  après une relation chacun chez soi pendant huit ans  la  rassure, lui  donne  confiance en elle ! ) :


Le Cran d'arrêtQuand ils s’efforcèrent de pousser l’analyse des trois premiers romans d’Emmanuèle Bernheim [1] au-delà de leurs évidentes particularités stylistiques, les commentateurs eurent bien du mal à rendre compte de la tension intrinsèque qui transparait de chacun de ces récits. Le plus souvent, ils se limitèrent à l’évoquer par des formules elliptiques ou des questions dubitatives ; néanmoins et en dépit de cette difficulté à décrire avec précision les mécanismes souterrains de cette insidieuse nausée qui gagnait le lecteur : la banalité. Si le lecteur s’attendait à chaque page à un « passage à l’acte, à quelque version criminelle d’une passion fatale » [2], à ce que l’un des personnages « explose, sorte le poignard et transforme la banalité de cette histoire en un drame sanguinolent » [3], c’est que malheureusement la matité économe et hyperréaliste des textes d’Emmanuèle Berheim donnait à contempler un reflet sans concession du malaise qui prédomine aujourd’hui dans les couples.

 

Un coupleComme Elisabeth, Loïc, Hélène, Claire ou Thomas, nous sommes écartelés entre le désir de préserver notre autonomie, notre liberté, et la tentation de former un couple dont la pérennité nous assurerait un refuge des plus rassurants, un rempart d’affection dans ce monde opressant. Alors que la remise en cause du patriarcat par le mouvement féministe constituait et constitue encore une chance pour l’ensemble des individus, quels que puissent être leur sexe et leur sexualité, d’aller progressivement vers plus d’émancipation, la confusion et le ressentiment semblent augmenter de jour en jour au sein des rapports entre les hommes et les femmes. Cette agressivité à fleur de peau, cette violence difficilement contenue, ces envies de s’adonner au meurtre qui fondent le trait caractérique des personnages d’Emmanuèle Bernheim, sont hélas la triste réalité de chacun d’entre nous. Evidemment et heureusement, dans la vie quotidienne, ces pulsions sadiques sont dépassées, transcendées, sublimées et finalement rendues caduques par le retour de la raison, par le recours au dialogue. Mais si les trois premiers romans d’Emmanuèle Bernheim ont un caractère si troublant, c’est bien parce qu’ils touchent là où cela fait mal, c’est bien parce qu’ils mettent à jour ce qui aurait « dûx rester enfoui dans l’inconscient collectif.

 

Sa femmeDans la vie quotidienne comme dans les trois premiers romans d’Emmanuèle Bernheim, les relations amoureuses se métamorphosent en des stratégies faites d’esquives et de mensonges, ou au contraire en des comportements de possession abusive qui peuvent aller jusqu’à l’agressivité dominatrice. Autant de symptômes d’une peur pathologique d’un engagement prématuré qui rognerait les ailes de la liberté individuelle, en donnant trop d’importance au partenaire et à l’opposé d’un désir plus ou moins conscient d’une relation totalement fusionnelle.

Après Sa Femme, où elle préconisait un cinq à sept revu et corrigé pour désamorcer cette invivable guerre des sexes, Emmanuèle Bernheim vient de publier un superbe et rafraîchissant Vendredi Soir, qui, de prime abord, a de quoi surprendre les afficionados de la romancière. En effet, l’auteur nous invite à suivre la dernière soirée de célibat de Laure. Après huit ans d’une totale autonomie, elle a décidé d’aller s’installer le lendemain matin chez François. Emmanuèle Bernheim se ferait-elle désormais le chantre de la normalité conjugale ?

http://www.zazieweb.fr/images/livres/2-07-041066-8.gifQue l’on se rassure, coincée dans les embouteillages consécutifs à une grève des transports en commun, son héroïne a tout le temps de mesurer les risques d’un tel choix. Elle voit bien comment cela a transformé sa copine d’enfance de fonder un couple, d’avoir un enfant. Marie n’est décidémment plus la même. Et puis, il y a Frédéric, cet ancien chauffeur de taxi qu’elle vient de prendre en stop. Si ce roman est troublant, c’est cette fois pas sa faculté de restituer tous les atermoiements qui s’emparent de nous lorsque l’opportunité d’une aventure fortuite se présente. Rester fidèle, céder au désir. Pourquoi ? Comment ? Parce que ! Laure, dans un sursaut, envoie balader les convenances, les plans préétablis. Certes, elle n’y vient pas immédiatement, mais elle n’en est que plus réaliste, car rester libre est un effort constant sur soi-même pour ne pas céder à la tentation de la soumission à l’ordre établi, une lutte de chaque instant pour aller de l’avant et envoyer chier les convenances bien pensantes.

Il n’est pas dit que Laure souhaitera revoir Frédéric, ni qu’elle décidera de renoncer à son projet de s’installer chez son compagnon. Par contre, après ce Vendredi Soir, il est certain, qu’elle n’aura pas oublié le goût de la liberté. Cette liberté, elle en connait désormais le prix et en a retrouvé la saveur : la possibilité de choisir. Quoiqu’il advienne désormais, Laure ne l’oubliera pas et elle évitera de se laisser porter par les événements par trop d’inertie. Elle est vivante !

 

N.B. : Emmanuèle Bernheim a signé la pétition des intellectuels pour l’abrogation des lois Pasqua-Debré.

Emmanuèle Bernheim, Vendredi Soir, Gallimard, janvier 1998, 78 F.

[1] Le Cran d’arrêt, Denoèl, 1985 ; Un Couple, Gallimard, 1987 ; Sa Femme, Gallimard, 1993. Cf. « Emmanuèle Bernheim : la romancière de la guerre des sexes » in Le Monde libertaire n° 1067.

[2] Patrick Grainville, Le Figaro littéraire du 29 octobre 1993.

[3] Isabelle Larrivée, Voir du 24 au 30 mars 1988.


                        


NB du 30 mai 2008 : l'exposition "Our body" qui crée actuellement la polémique et le malaise en montrant à Lyon dans la salle de la Sucrière des dissections de cadavres polymérisées montre toute l'ampleur de ce rejet et de cette fascination de l'intériorité du corps.

Nb du 19 novembre 2008 : je tombe sur cette photo de Koen Hauser : ici

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L
<br /> <br /> J'aime beaucoup Emanuèle Bernheim : elle écrit vraiment avec beaucoup de passion, c'est vraiment très agréable à lire. On voit qu'elle y prend du plaisir !<br /> <br /> <br /> Je viens justement de poster mon avis sur son livre "Sa Femme" sur mon blog...<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Joli article, je reviendrais ;)<br /> <br /> <br /> Bonne continuation !!<br /> <br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> Outre le fait que cela m'a permis de découvrir une couverture que je ne connaissais pas (il y en a eu plusieurs pour les éditions de poche), la lecture de votre article m'a permis de constater<br /> que vous abordez l'écriture sous un angle auquel je n'avais pas véritablement pensé.<br /> <br /> Le rythme de la cascade des événements vécus par les personnages comme une manière de rendre compte de la passion. Un rythme qui peut provoquer comme vous le soulignez, l'adhésion ou le<br /> rejet.<br /> <br /> Je signalerai néanmoins que la concision de l'écriture de Bernheim qui confine à l'observation clinique pour ne pas dire aux minutes d'un procès ne sert pourtant pas toujours à accélérer le<br /> tempo. Parfois, souvent, ses phrases minimalistes installent le lecteur dans le sable (é)mouvant du temps qui se fige, dans l'attente, de l'affût insatiable de l'héroïne passionnée.<br /> <br /> Votre article m'a donné envie de me replonger<br /> dans les romans de Bernheim. Merci !<br /> <br /> <br /> <br />
J
j'ai adoré ses oauvres et le revoir m'a fait grand plaisir
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M
<br /> <br /> Dans une conversation au boulot, Delvoye avait été évoqué aussi cela m'a donné envie de rédiger quelque chose que j'ai découvert l'an dernier et qui m'avait marqué durablement. Content que tu<br /> aimes cet artiste étonnant !<br /> <br /> <br /> <br />